Le célèbre artiste allemand a cédé le domaine où il a longtemps vécu et qu’il a créé, dans un village du Gard, à une fondation. Celle-ci l’ouvre, enfin, au public.
De notre correspondant à Montpellier, Henri Frasque
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Vous aimez visiter les ateliers d’artiste ? Ne vous attendez pas à trouver à Barjac, dans le Gard, chez Anselm Kiefer, qui vient enfin d’ouvrir le sien, une pittoresque maison fleurie, comme celle de Monet à Giverny. L’artiste allemand contemporain préféré d’Emmanuel Macron, exposé et célébré dans les plus grands musées du monde, aime manier l’acier, le plomb, le béton, et la démesure.
Pas de nymphéas dans son étang artificiel, mais une forêt de tours étranges, composées de cubes blancs géants posés de guingois. Pas d’humble lampe à huile éclairant un chevalet, mais une palette d’acier ailée plantée sur un pic et s’élançant au sommet d’une colline. Et, dès l’entrée du domaine, une succession de vastes pavillons, tout exprès édifiés pour enclore des œuvres monumentales, et reliés entre eux par un réseau complexe et symbolique de souterrains. Anselm Kiefer a conçu son vaste domaine de La Ribaute, 40 hectares, où il a vécu 15 ans et revient régulièrement, comme un vaste « work in progress », une utopie d’artiste, une œuvre en soi, perpétuellement en chantier. Il n’était jusqu’ici entrouvert qu’à quelques initiés. Il est désormais accessible à tous.
Une fondation pour préserver La Ribaute
« Je n’ai jamais séparé ma vie et mon travail », explique l’artiste de 77 ans, venu fin juin sur les lieux, où il n’habite plus, à l’occasion d’une petite réception avec quelques officiels et des gens du pays. « Je dormais dans mon atelier, et je ne croyais pas que ça allait finir un jour. Je ne crois pas tellement au chef-d’œuvre. C’est un flux, ça continue. Mais je ne peux plus continuer. »
Fin 2020, Kiefer, qui vit et crée désormais près de Paris, a cédé son immense domaine de La Ribaute à la fondation Eschaton-Anselm Kiefer, basée en Autriche, et qu’il a lui-même créée après avoir tenté, en vain, de transmettre son domaine aux États français et allemand. Principale mission d’Eschaton – dont le nom « fait référence à la nature cyclique de la vie », une conviction de Kiefer : préserver La Ribaute pour les générations futures. Et l’ouvrir, enfin, aux visiteurs. « Cette fondation, c’est un cadeau, c’est extraordinaire », applaudit l’ancienne ministre de la Culture Françoise Nyssen, venue assister à l’ouverture en admiratrice, amie et voisine.
Jack Lang, Rimbaud et Mallarmé
Mais qu’est donc venu chercher ce géant de l’art contemporain, au début des années 1990, dans ce coin paisible aux confins du Gard, des Cévennes et de l’Ardèche, à une dizaine kilomètres de Vallon-Pont-d’Arc et de la grotte Chauvet ? « Quand j’ai quitté l’Allemagne, Jack Lang, l’ancien ministre de la Culture, m’a donné une liste des filatures dans le sud de la France », raconte Kiefer. La troisième, c’est celle de La Ribaute, à l’abandon depuis sa fermeture dans les années 1950.
« Le maire m’a accueilli avec des poèmes de Rimbaud et de Mallarmé. J’ai visité d’autres filatures, mais ça n’arrivait plus. Alors, je suis retourné chez les poètes, et je me suis installé ici. » L’artiste n’a pas été accueilli qu’avec des poèmes. Les chasseurs du coin n’ont pas apprécié de ne plus pouvoir arpenter ses terres, où ils tiraient bécasses et sangliers. D’autres, souvent les mêmes, ont grincé des dents en voyant s’élever, une à une, dans la nature, les imposantes créations de l’artiste, avec la bénédiction de la mairie. Car entre le maire communiste Édouard Chaulet, fils d’un maquisard cévenol, et l’artiste Anselm Kiefer, fils d’un officier de la Wehrmacht, nés à cinq jours près, s’est nouée une longue amitié.
« Il se conduisait comme un prince »
Kiefer s’intègre à la vie du village, s’y marie, inscrit ses enfants à l’école maternelle et primaire. « Avec les enfants de l’école, il se conduisait comme un prince », s’émerveille Chaulet. « Il les invitait souvent à La Ribaute, et faisait venir un cirque avec des acrobates. » En 30 ans, Kiefer a aussi fait le bonheur de plusieurs artisans du pays : marchands de béton, de fer, électriciens, chauffagistes, maçons… Plusieurs, sourit l’élu, « ont fait fortune ».
« Il m’a dit un jour : “Je suis plus anticapitaliste que toi : je prends l’argent à des gens qui ont les moyens, je l’engloutis dans les terres de Barjac sous forme de tableaux de béton, de galeries, d’installations. Cet argent ne fera plus de mal.” » Et puis, un jour, le fil s’est rompu. Kiefer veut échanger des terrains. Une réunion tendue rassemble 150 personnes, en présence de l’artiste, et se conclut par un vote mitigé en sa faveur. Dans la foulée, trois balles de fusil de chasse viennent se loger dans une serre de La Ribaute, proche de la forêt.
Meurtris, les Kiefer partent s’installer en région parisienne. Le domaine sera cambriolé l’année suivante. « Il n’est jamais complètement parti de Barjac. Il a rénové deux maisons en bordure du domaine et revient régulièrement », raconte le maire. Qui conserve dans la bibliothèque de la mairie une œuvre originale de Kiefer, Le Dormeur du Val, assurée aux frais de l’artiste. Lors de sa dernière visite, Kiefer et Chaulet se sont retrouvés autour d’un vieil armagnac. « Il m’a dit : “Redis-moi Le Dormeur du Val, que j’entende sa musique.” »
« Je vous invite à découvrir La Ribaute sans idée préconçue »
En retour, Kiefer l’artiste a initié Chaulet le communiste à ses poètes favoris, qui ont inspiré une partie de son œuvre : Paul Celan, à qui il a consacré une série de tableaux monumentaux, exposés fin 2021 au Grand Palais éphémère, et que l’on peut aujourd’hui admirer dans l’un des 80 pavillons du domaine de La Ribaute. Ou encore la poétesse autrichienne Ingeborg Bachmann, évoquée dans plusieurs installations visibles à La Ribaute.
Les fans de l’artiste y retrouveront des œuvres, souvent monumentales, qu’ils ont déjà admirées dans les plus grands musées, à Paris, New York ou Milan. Les autres se perdront dans les méandres d’une œuvre sombre, érudite et habitée. « Mais n’est-ce pas en se perdant que l’on accède à une vision plus large du monde ? » interrogeait Kiefer en 2010, dans un cours donné au Collège de France. « Tout ce que vous voyez à La Ribaute est l’unité d’un tout, où les éléments sont liés entre eux, se complétant, s’opposant, s’éloignant les uns des autres pour mieux se retrouver. »
Conseil de l’artiste : « Je vous invite à découvrir La Ribaute sans idée préconçue. » Mais surtout en réservant au plus vite : les visites sont accessibles sur réservation uniquement, au prix de 25 euros, par groupe de 18 personnes accompagnées d’un guide, en français et en anglais. Elles sont déjà complètes jusqu’à la mi-septembre ! Face au succès, la fondation envisage de mettre en place des visites supplémentaires. Les retardataires pourront découvrir La Ribaute dans un documentaire de Wim Wenders, dont la sortie est annoncée pour 2023.